Vendredi 19 janvier 2018
Ça se réchauffe : on est au-dessus de zéro aujourd'hui.
Je continue à prendre un plaisir fou à lire l'oeuvre du penseur juif Abraham Heschel Between God and man (un recueil de ses écrits) . Il gagnerait vraiment à être traduit et diffusé en français. Si c'était le cas est-ce qu'il acquerrait la stature d'un Levinas dans le monde francophone? C'est toujours intéressant de noter quels livres ont du succès hors de leurs frontières et y deviennent un point de référence et comment leur sens est transformé dans le pays qui les accueille, non seulement à cause de la traduction mais surtout parce-qu'ils s'inscrivent dans un autre contexte socio-politique et avec une autre grille d'interprétation. Très souvent d'ailleurs, ils sont beaucoup plus critiqués dans leur pays d'origine que dans le pays d'accueil qui acceptent leurs idées argent comptant.
J'ai été étonnée par exemple, que le terme en anglais de « gender studies »ait été traduit en français comme la théorie du genre...Le passage en effet du singulier au pluriel change complètement son optique car on passe d'une diversité de point de vue à l'affirmation d'une pensée monolithique. Mais aussi la traduction de studies par théorie lui donne une espèce de titre de noblesse la présentant comme un propos cohérent et singulier ce qui plombe le débat car on ne sait plus ce que l'on défend ou ce que l'on propose.
L'américaine Judith Butler est devenue semble-t-il, un point de référence important maintenant en France, même si ses idées ne constituent pas une révolution, seulement une péripétie de plus dans l'histoire des idées sur le féminisme ( on en est maintenant à la 4ème génération du féminisme). Ses idées sont reçues outre-atlantique avec le même esprit critique que d'autres : ni plus ni moins...
(J'ai souvent eu l'impression que les idées les plus farfelues qui venaient des États Unis étaient adoptées en France après qu'elles y avaient été largement critiquées et abandonnées.. )
C'est vrai aussi pour les romans et faire l'expérience de lire un roman qu'on a lu en langue originale en traduction est toujours un choc : j'ai toujours l'impression que ce n'est pas le même livre...Je me souviens d'avoir lu le livre de l'auteur somalien Nurrudin Farah « Maps » en français traduit comme « Territoires » et de me rendre compte que la fin de l'histoire qui était restée en suspens en anglais, était interprétée d'une manière définitive en français ( évidemment la complexité de l'interprétation vient aussi du fait que l'auteur n'écrit pas dans sa langue maternelle ce qui ajoute une autre niveau de difficulté). Avec son sens de l'humour bien connu, Gabriel Garcia Marqués s'étonnait du nombreux sujets de thèse dont sont livre Cien años de soledad avait fait l'objet, se demandant comment et où ils pouvaient bien avoir trouvé des interprétations aussi loufoques et éloignées de ce qu'il avait voulu dire....
(Ce n'est pas du tout une critique des traducteurs dont le texte est quelquefois une véritable œuvre d'art, mais la nature même de l'exercice. Il y a toute une réflexion et tout un champ d'études que je trouve fascinant sur la question de la traduction, pour moi évidemment qui vit dans un monde de multilinguisme)
Pas étonnant alors que l'on puisse dire tout et n'importe quoi sur les textes bibliques, surtout si on est de mauvaise foi et on cherche à prouver telle ou telle théorie...(Il y a quand même des limites et on peut parler de bonne ou mauvaise exégèse d'un livre ou d'un passage. Même dans le domaine de la littérature, Umberto Eco grand adepte de la liberté du lecteur a du faire des mises au point sur la question tellement ses idées avaient été déformées (radicalisées) voir : Limits of Interprétation)
La question pour le chrétien face au texte biblique, une fois qu'il a été traduit et expliqué, est celle de l'interprétation. L'église catholique résout la question en affirmant que le texte biblique doit être interprété par la Tradition (avec un T majuscule)....ce qui a des avantages certains mais bien évidemment en verrouille le sens.. Alors on parle de l'Esprit Saint, et de nouveau là, la question de qui est à son écoute et qui ne l'est pas, est irrésoluble... c'est le cœur de celui qui interprète qui compte, selon que le messager ou le lecteur qui aborde le texte ait la pauvreté en esprit et le cœur pur des Béatitudes....ou pas!
Incontournable de nouveau est l'humilité, c'est-à-dire, la conscience de qui nous sommes devant Dieu. Et du coup je retrouve une des idées force d'Abraham Heschel qui fait de l'émerveillement devant Dieu et l'univers, l'attitude fondamentale de l'homme biblique: « L'émerveillement […] est le sens d'étonnement et d'humilité inspiré par le sublime en présence du mystère »
Pas une humilité de pacotille, pas une humilité forcée ou trafiquée, pas une humilité de formule, même pas une humilité comme vertu cardinale, mais une humilité de sagesse, de crainte respectueuse, conduite par la découverte de qui est Dieu, comme Moïse devant le buisson ardent, comme Ésaïe (6:1-13) quand Dieu l'appelle à son service et comme bien d'autres encore...
Les adeptes et détracteurs de la dite théorie du genre en auraient bien besoin !
P.S À cause de ces hautes considérations sur la traduction, la théorie du genre et l'interprétation des écritures, j'ai failli brûler la viande à la sauce barbecue qui cuisait dans le four...Ça m'apprendra...